L’invention de l’écriture constitue une révolution majeure de l’Antiquité, et deux des plus anciens systèmes connus sont les hiéroglyphes égyptiens et l’écriture cunéiforme sumérienne. La question de leur antériorité – lequel de ces systèmes d’écriture est apparu le premier – fait l’objet de débats depuis plus d’un siècle. Traditionnellement, la primauté a été accordée à l’écriture cunéiforme de Mésopotamie, considérée comme le plus ancien système d’écriture, né vers la fin du IV millénaire av. J.-C. . Toutefois, des découvertes archéologiques en Égypte, notamment dans la tombe U-j d’Abydos, ont révélé des inscriptions hiéroglyphiques tout aussi anciennes, remettant en question l’idée reçue d’une invention mésopotamienne antérieur. Afin d’argumenter en faveur de l’antériorité de l’écriture africaine (hiéroglyphique) sur le cunéiforme sumérien, il convient de comparer les dates d’apparition de chaque système, d’examiner les preuves matérielles disponibles et de passer en revue les théories historiques et échanges culturels possibles entre l’Égypte et la Mésopotamie.
Dates d’émergence des premières écritures
Les recherches actuelles montrent que les deux systèmes d’écriture sont nés à une époque très proche, autour de 3200-3100 av. J.-C., durant la transition vers les premières sociétés étatiques. En Mésopotamie, l’apparition de l’écriture est généralement située vers 3300-3200 av. J.-C. dans la cité d’Uruk (au sud de l’Irak actuel). Les plus anciennes tablettes cunéiformes connues proviennent des niveaux archéologiques de la période d’Uruk IV, vers 3200 av. J.-C.. Il s’agit de tablettes archaïques pictographiques, souvent dédiées à des comptes, qui constituent les premiers textes sumériens attestés. En parallèle, en Égypte, les hiéroglyphes font leur apparition à la fin de la période prédynastique. Des inscriptions découvertes sur des objets funéraires à Abydos témoignent d’une écriture égyptienne déjà formée vers 3300-3200 av. J.-C.. Des fouilles allemandes menées à Abydos ont en effet mis au jour des inscriptions hiéroglyphiques datées d’environ 3200 av. J.-C. (période Naqada III), soit grosso modo 5 200 ans avant le présent. Certains spécialistes situent même la création des hiéroglyphes un peu plus tôt, vers -3300, compte tenu de ces découvertes. Ainsi, selon l’égyptologue James P. Allen, les hiéroglyphes auraient pu être inventés avant le cunéiforme, puisqu’il estime que les premières inscriptions cunéiformes réellement linguistiques ne datent que d’environ 2900 av. J.-C.. Bien que cette position soit débattue (nous y reviendrons), il apparaît que chronologiquement les deux systèmes se développent presque simultanément dans des régions du monde différentes. La question se pose donc de savoir lequel a la primauté absolue : la réponse dépend de la définition que l’on donne à la notion d’« apparition de l’écriture » et des données archéologiques disponibles.
Preuves archéologiques en Mésopotamie : l’émergence du cunéiforme
En Mésopotamie, les preuves matérielles les plus anciennes de l’écriture sont associées au développement des cités-États sumériennes à la fin du IV millénaire av. J.-C. Les archéologues ont mis au jour plusieurs milliers de tablettes d’argile provenant principalement du site d’Uruk (niveau IV et III) et datées de ~3400 à 3000 av. J.-C.. Ces tablettes cunéiformes archaïques (dites proto-cunéiformes) portent des inscriptions pictographiques très stylisées représentant des objets, animaux, nombres et denrées. Elles servaient essentiellement à des fins administratives et comptables – par exemple, enregistrer des quantités de grain, du bétail ou de la bière distribuées par les temples. Il s’agit donc initialement d’une écriture utilitaire, centrée sur l’économie, où chaque signe est un logogramme (dessin figuratif) ou un symbole numérique, sans notation phonétique explicite dans un premier temps.
Les exemples emblématiques de ces premiers textes incluent notamment une tablette conservée au British Museum enregistrant une ration de bière attribuée à des ouvriers, datée d’environ 3100 av. J.-C.. De même, des tablettes-journaux provenant d’Uruk et de sites contemporains (Jemdet Nasr, etc.) listent des biens distribués ou reçus, souvent accompagnés de symboles numériques sophistiqués (nombres en base 60 ou 10 selon le type de biens). Ces documents sumériens montrent une évolution graduelle : on passe de simples fiches perforées et scellés (tags en argile avec quelques signes, destinés à accompagner des marchandises), aux tablettes plus complexes de l’époque d’Uruk III (~3100 av. J.-C.) où les listes lexicales et les premiers essais de notation phonétique apparaissent. En effet, vers la fin du IV millénaire, le besoin de noter des noms propres (par exemple les noms des personnes impliquées dans les transactions) a poussé les scribes mésopotamiens à utiliser des signes non plus seulement comme pictogrammes, mais aussi pour leur valeur sonore (principe phonétique). Denise Schmandt-Besserat, spécialiste de l’émergence de l’écriture, a bien décrit ce processus en soulignant que l’écriture cunéiforme semble découler directement d’un long continuum de systèmes de comptabilité utilisés en Mésopotamie depuis le Néolithique : des jetons en argile utilisés pour compter les biens dès le VIII millénaire, on passe aux bulles-enveloppes contenant des jetons (IV millénaire), puis aux tablettes pictographiques vers 3300, et enfin à l’ajout de signes phonétiques vers 3100 av. J.-C. pour écrire des noms propres. Ainsi, en Mésopotamie, on dispose d’une séquence d’évolution assez continue de l’écriture, ce qui a conduit de nombreux historiens à considérer ce foyer comme le lieu de naissance de l’écriture au sens strict.
Preuves archéologiques en Égypte : l’émergence des hiéroglyphes
En Égypte, les indices matériels les plus anciens de l’écriture proviennent du site d’Oumm el-Qa’ab à Abydos, en Haute-Égypte. C’est là qu’a été excavée la célèbre tombe U-j, datée de la fin de la période prédynastique (Naqada IIIa, vers 3320-3200 av. J.-C.) et attribuée à un roi proto-dynastique (surnommé Scorpion I). Cette tombe a livré une moisson exceptionnelle de petites étiquettes inscrites et d’autres artefacts portant des signes, qui constituent les plus anciennes écritures égyptiennes connues à ce jour. Environ 150 à 200 étiquettes rectangulaires en ivoire ou en os (de la taille d’un timbre ou d’une petite plaquette, avec un trou pour les attacher) ont été retrouvées, chacune gravée de un à quatre symboles hiéroglyphiques. Ces étiquettes – ainsi que des inscriptions à l’encre sur des vases en céramique et des empreintes de sceaux d’argile – servaient d’enregistrements administratifs associés aux offrandes déposées dans la tombe. D’après leur contenu, elles indiquaient la quantité et l’origine géographique de denrées ou d’objets de prestige, ainsi que possiblement des noms de domaines ou institutions impliquées dans l’approvisionnement du roi défunt. Autrement dit, les signes gravés désignent par exemple un lieu (nom de région ou de ville), un produit (grain, huile, tissu) et une quantité, remplissant un rôle d’étiquette d’inventaire ou de comptabilité similaire à celui des tablettes sumériennes contemporaines.
La datation de ces artefacts a été soigneusement établie par leur contexte stratigraphique et des analyses radiocarbone, les situant aux alentours de 3200 av. J.-C. pour la majorité (époque Dynastie 0) et jusqu’à ~3400 av. J.-C. pour certaines empreintes de sceaux plus anciennes trouvées à Abydos. Cela signifie que l’Égypte possède des inscriptions aussi anciennes que les plus anciens textes mésopotamiens. Fait notable, l’écriture hiéroglyphique apparaît d’emblée assez aboutie sur ces étiquettes : les archéologues ont identifié que les symboles gravés ne sont pas de simples dessins isolés, mais obéissent déjà à un système structuré comprenant des logogrammes (dessins représentant un mot), des phonogrammes (signes indiquant un son consonantique) et des déterminatifs (icônes muettes précisant la catégorie sémantique du mot). Par exemple, certaines étiquettes combinent le dessin d’un objet et celui d’un animal dont le nom égyptien a la même consonance, ce qui indique l’usage du principe du rébus – un procédé phonétique où l’on utilise un symbole pour sa valeur sonore plutôt que pour sa signification. Cette constatation, confirmée par l’égyptologue Günter Dreyer et ses collègues lors de la publication de la tombe U-j en 1998, montre que les Égyptiens maîtrisaient dès 3200 av. J.-C. l’idée de représenter le langage parlé par des signes visuels, y compris pour des noms propres ou des concepts abstraits. D’après Dreyer, environ 70 % des signes retrouvés sur ces étiquettes ont pu être déchiffrés et correspondent à un système phonético-logographique où des mots ou syllabes sont écrits en combinant plusieurs signes. Par exemple, un des textes archaïques d’Abydos semble déjà former une phrase complète – possiblement le plus ancien « énoncé » hiéroglyphique connu.
Ces découvertes d’Abydos ont radicalement changé la perspective chronologique : auparavant, les plus anciennes traces d’écriture égyptienne connues dataient du tout début de la I dynastie (~3100 av. J.-C.), comme des inscriptions sur la Palette de Narmer ou des étiquettes de la tombe du pharaon Aha. On pensait alors que l’écriture était apparue en Égypte quelques siècles après la Mésopotamie. Mais la tombe U-j, antérieure à l’unification de l’Égypte, prouve que les hiéroglyphes existaient déjà avant la fondation de la monarchie pharaonique, concomitamment aux derniers développements de l’écriture en Basse Mésopotamie. En somme, dès la fin du IV millénaire, l’Afrique (via l’Égypte) était, tout comme la Mésopotamie, le théâtre d’une véritable révolution scripturaire.
Débats historiographiques sur l’antériorité
La question de savoir laquelle des deux écritures est la plus ancienne a engendré un débat historiographique de longue haleine. Pendant une bonne partie du XX siècle, l’opinion dominante chez les historiens était que l’écriture cunéiforme sumérienne précédait l’égyptienne, s’appuyant sur le fait que les archives mésopotamiennes montraient une évolution progressive et continuaient d’être plus anciennes que tout ce qui était connu en Égypte. En 1998, l’égyptologue John Baines résumait le consensus traditionnel en affirmant que les premières inscriptions hiéroglyphiques datables (vers -3100) survenaient « quelques siècles plus tard » que les premiers textes d’Uruk. Cette vision s’accordait avec l’hypothèse d’une invention unique de l’écriture en Mésopotamie, suivie d’une diffusion du concept vers l’Égypte par contacts culturels. En effet, comme mentionné plus haut, les Sumériens disposaient d’une séquence ininterrompue de développement depuis les jetons jusqu’aux tablettes, alors qu’en Égypte l’écriture semblait surgir brusquement, sans précurseurs locaux identifiés. Cette absence d’antécédents évidents en Égypte, combinée à la présence d’influences mésopotamiennes (sceaux cylindres, motifs artistiques) dans l’Égypte prédynastique, a conduit de nombreux chercheurs à postuler que « l’écriture est née en Mésopotamie » et que les Égyptiens auraient adopté l’idée peu après. Par exemple, l’égyptologue Orly Goldwasser écrivait en 2017 : « Au vu des preuves disponibles, il est très probable que l’écriture soit née en Mésopotamie », avant d’être adaptée de façon indépendante en Égypte.
Cependant, la donne a changé avec les découvertes de la fin des années 1990 (notamment la tombe U-j). Les égyptologues ont réévalué l’ancienneté des hiéroglyphes, et certains défendent désormais une antériorité ou au moins une contemporanéité de l’Égypte par rapport à Sumer. James P. Allen, professeur à Brown University, argumente par exemple que si l’on considère l’écriture à part entière (c’est-à-dire la notation claire de mots de langue et non de simples chiffres), alors « les hiéroglyphes égyptiens ont été inventés en premier », car les plus anciens textes cunéiformes interprétables (contenant des noms, des verbes, etc.) ne remontent qu’à ~2900 av. J.-C. . Allen souligne que les hiéroglyphes apparaissent à Abydos déjà « pratiquement complets », avec un système de signes phonétiques, ce qui suggère soit une genèse sur des supports périssables antérieurs qui ne nous sont pas parvenus, soit une invention délibérée par un « génie inconnu » ayant conçu le système ex nihilo. Cette idée d’une invention locale rapide est appuyée par le caractère très indigène des symboles égyptiens de la tombe U-j, qui ne ressemblent pas aux pictogrammes mésopotamiens connus, et par le contexte purement égyptien de ces inscriptions (tombes royales locales).
En face, beaucoup de spécialistes conservent l’opinion que la Mésopotamie a une légère avance. Ils mettent en avant que les tablettes d’Uruk IV (~3200) sont antérieures d’une ou deux générations aux inscriptions d’Abydos (~3150-3100), même si celles-ci les talonnent de près. De plus, ils soulignent que l’écriture cunéiforme a une généalogie plus ancienne (jetons, bulles, etc.), tandis que nous n’avons pas (encore) découvert de proto-hiéroglyphes plus anciens que ceux d’Abydos – ce qui laisse penser que l’Égypte aurait pu recevoir l’idée de l’écriture de ses contacts avec le Proche-Orient. Ainsi, Orly Goldwasser estime plausible que l’invention du cunéiforme en Mésopotamie ait servi de déclencheur aux scribes égyptiens, qui auraient alors développé leur propre système en s’inspirant de ce modèle lointain tout en le transformant totalement.
En somme, le débat reste ouvert. D’un côté, les partisans d’une indépendance et d’une possible antériorité égyptienne mettent en avant : (1) la datation sensiblement équivalente, sinon légèrement plus ancienne, de certaines inscriptions d’Abydos par rapport aux textes d’Uruk ; (2) le fait que l’écriture égyptienne comporte dès le début des éléments phonétiques que l’écriture sumérienne n’acquerra que plus tard (vers 3100-3000) ; (3) l’originalité du corpus de signes égyptiens, reflétant le milieu nilotique (faune, flore, objets locaux) sans emprunts visibles aux signes mésopotamiens. De l’autre, les partisans de la primauté mésopotamienne soulignent : (1) l’antériorité du processus d’abstraction en Mésopotamie (dès 3500-3300 avec les comptes) qui ferait de Sumer le véritable « laboratoire » de l’écriture ; (2) l’absence de phase préliminaire identifiée en Égypte, suggérant une impulsion externe ; (3) les échanges culturels attestés qui auraient pu transmettre l’idée même d’écrire.
Influences et échanges entre Égypte et Mésopotamie
Pour mieux comprendre la relation entre les deux inventions, il faut examiner les contacts culturels entre l’Égypte et le Croissant fertile à la fin du IV millénaire av. J.-C. Il est avéré qu’à cette époque, l’Égypte prédynastique entretenait des liens indirects avec le Proche-Orient, via le Levant notamment. On en voit des traces archéologiques en Égypte : adoption de la forme du sceau-cylindre mésopotamien par les Égyptiens (alors que précédemment ils utilisaient des sceaux cachets), motifs d’iconographie exotique (par exemple des animaux affrontés à la manière orientale) sur des objets de prestige, et même l’architecture en niche à redans importée dans les façades des tombeaux égyptiens, très caractéristique de l’Uruk tardif. Tous ces indices plaident pour une influence mésopotamienne sur l’élite égyptienne à la veille de l’unification : les Égyptiens semblent avoir été conscients des innovations venues d’Orient et les avoir adaptées à leur contexte.
Dans ce cadre, il est plausible que le concept d’écriture ait fait partie des idées connues des Égyptiens via ces échanges. Autrement dit, sans nécessairement emprunter les signes cunéiformes eux-mêmes, les élites nilotiques ont pu apprendre que leurs voisins orientaux utilisaient des marques visuelles pour noter des informations, ce qui a pu les inciter à développer leur propre système. Cette hypothèse de diffusion stimulante est celle avancée par plusieurs historiens : l’invention mésopotamienne aurait servi de déclencheur, mais l’écriture hiéroglyphique serait une création originale des Égyptiens, adaptée à leur langue et culture. En effet, lorsque l’on compare les deux systèmes, on constate qu’ils sont très différents dans leur forme et leur fonctionnement, ce qui rend improbable un emprunt direct : « Cunéiforme et hiéroglyphes sont trop dissemblables pour que l’un ait influencé directement l’autre », souligne J. Allen. Le cunéiforme sumérien est de type logo-syllabique (chaque signe représente un mot entier ou une syllabe phonétique), gravé par pression d’un coin sur l’argile humide, tandis que les hiéroglyphes égyptiens sont essentiellement consonantiques (chaque signe note un son consonne ou un mot) et s’inscrivent par dessin figuratif (souvent sur pierre, bois ou os). Les supports mêmes diffèrent : tablette d’argile en Mésopotamie, ostraca, ivoire ou surface murale en Égypte. Ainsi, il n’y a pas eu de transmission « clé en main » d’un alphabet ou d’un syllabaire d’une région à l’autre ; tout au plus, une idée technologique a pu circuler.
Il faut également noter qu’aucun texte cunéiforme n’a été retrouvé en Égypte ni réciproquement aucun texte hiéroglyphique en Mésopotamie pour cette période, ce qui suggère que chaque écriture a servi d’abord dans son foyer culturel propre. Les influences documentées sont plutôt d’ordre artistique ou symbolique. Par exemple, on retrouve en Égypte des objets portant des scènes dans le style d’Uruk (comme le célèbre peigne de Gebel el-Arak avec un “prêtre-roi” proche des figures mésopotamiennes). Cela confirme un flux d’idées de la Mésopotamie vers la vallée du Nil à la fin du IV millénaire. Cependant, l’écriture hiéroglyphique s’inscrit bien dans la continuité de la civilisation égyptienne : ses signes sont tirés du monde local (animaux du Nil, objets de la vie quotidienne égyptienne) et les premières utilisations connues servent les besoins de l’administration et du culte royaux naissants, en phase avec l’unification de l’Égypte. Il est significatif que les hiéroglyphes apparaissent au moment où la vallée du Nil se centralise politiquement (règne des rois Scorpion, Narmer et leurs successeurs) : l’écriture a pu être inventée pour répondre aux nécessités administratives d’un État en formation (comptes, organisation du surplus, légitimation du pouvoir). En cela, l’Égypte suit une trajectoire comparable à celle de Sumer, où l’urbanisation et la complexification de la société ont été le catalyseur de la mise au point de l’écriture. On peut donc parler d’une invention convergente de l’écriture dans les deux foyers, chacun inspiré par des besoins analogues dans un contexte de complexification sociale, et possiblement mis au courant de l’expérience de l’autre par le biais de contacts lointains.
Conclusion
En conclusion, les données actuellement disponibles permettent de remettre en question l’idée d’une primauté systématique de l’écriture mésopotamienne sur l’égyptienne. Certes, la Mésopotamie offre un tableau clair d’une genèse graduelle de l’écriture dès 3400 av. J.-C. à Uruk, et il est indéniable qu’elle fournit les plus anciens témoins d’un système de notation en développement. Néanmoins, l’Égypte a livré des preuves archéologiques tout aussi anciennes, sinon légèrement antérieures dans certains cas (empreintes de sceaux datées ~3400 av. J.-C.), montrant que les hiéroglyphes existaient à la même époque charnière. Mieux, l’écriture hiéroglyphique apparaît en Égypte avec un niveau de sophistication (usage phonétique, rebus) qui suggère que les Égyptiens avaient, indépendamment, franchi le pas vers une véritable écriture au plus tard vers 3200 av. J.-C.. Les arguments en faveur de l’antériorité des hiéroglyphes reposent sur cette constatation que l’écriture égyptienne est, au minimum, contemporaine de celle de Sumer, et peut-être la précède dans sa forme aboutie. Comme l’affirme J. Allen, du fait que les textes égyptiens semblent pleinement développés dès leur première apparition tandis que les Sumériens mettront encore du temps à intégrer la phonétique, on peut soutenir que « l’Égypte a inventé en premier un système d’écriture complet ».
Il convient néanmoins de souligner que la recherche continue d’affiner ces chronologies. De nouvelles découvertes pourraient encore reculer la date des premiers textes dans un camp ou l’autre. Pour l’heure, la prudence scientifique amène de nombreux spécialistes à parler d’inventions parallèles et indépendantes de l’écriture en Égypte et en Mésopotamie. Aucun ne semble avoir emprunté directement son système à l’autre, mais les dynamiques d’échanges ont pu favoriser l’émergence quasi simultanée de ces deux écritures fondatrices. En définitive, si l’on doit formuler un argumentaire en faveur de l’antériorité africaine, on soulignera que l’Égypte a produit des inscriptions hiéroglyphiques dès 5200 ans avant nos jours, possiblement aussi tôt – sinon plus tôt – que la Mésopotamie, et ce de façon autonome. Les hiéroglyphes égyptiens pourraient donc revendiquer un statut de doyen des systèmes d’écriture, à égalité avec les tablettes sumériennes sinon légèrement en avance, témoignant que l’Afrique ancienne a joué un rôle pionnier dans l’histoire de l’écrit. Cette conclusion s’appuie sur des études académiques récentes et sur les découvertes archéologiques de ces dernières décennies, lesquelles ont profondément renouvelé notre compréhension de la naissance de l’écriture dans le monde antique.
Sources bibliographiques
- Baines, John. Origins of Egyptian Writing, dans The First Writing: Script Invention as History and Process, éd. Stephen Houston, Cambridge University Press, 2004 (discussion du contexte égyptien prédynastique).
- Dreyer, Günter et al. Umm el-Qaab I: Das prädynastische Königsgrab U-j und seine frühen Schriftzeugnisse, Deutsches Archäologisches Institut, 1998 (rapport de fouilles présentant les étiquettes inscrites de la tombe U-j).
- Englund, Robert. The Earliest Mesopotamian Writing, dans Visible Language: Inventions of Writing in the Ancient Middle East and Beyond, Oriental Institute, 2010 (présentation des textes d’Uruk IV-III).
- Goldwasser, Orly. “Cuneiform and Hieroglyphs in the Bronze Age: Script Contact and the Creation of New Scripts.”, in Pharaoh’s Land and Beyond: Ancient Egypt and Its Neighbors, Oxford University Press, 2017 (soutient l’origine mésopotamienne de l’idée d’écrire).
- Mitchell, Larkin. “Earliest Egyptian Glyphs.” Archaeology, vol. 52, no. 2, 1999, pp. 21–22 (compte-rendu des découvertes d’Abydos et de leur implication sur l’origine de l’écriture).
- Stevenson, Alice. “The Egyptian Predynastic and State Formation.” Journal of Archaeological Research 24(4), 2016, pp. 421–468 (mise à jour des connaissances sur la période prédynastique, y compris l’émergence de l’écriture)[5].
- Woods, Christopher. “The Earliest Mesopotamian Writing.” dans Visible Language. Inventions of Writing in the Ancient Middle East and Beyond, OIMP vol. 32, Chicago: Univ. of Chicago, 2010, pp. 33–50.
[1] The Earliest Known Egyptian Writing : History of Information
[2] File:Early writing tablet recording the allocation of beer.jpg – Wikimedia Commons
[3] (PDF) Visible Language, OIMP 32
[4] When did the Egyptians start using hieroglyphs? | Live Science
[5] Umm El Qa’ab – Wikipedia